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Nouvelle : Mauvaise journée pour un pouce

C'est ce premier doigt de la main opposable aux autres protubérances qui l'a conduite à sa perte. 
Phalanges flirtant avec le danger dont la menace plane à tous moments et peut s'abattre comme un éclair : spontané, immédiat, imprévisible... Comme ce jour-là.
Sur la route, sachant le risque élevé, le pouce rebelle se déploie lentement, développant fièrement son exceptionnelle arrogance, décidant tout de même de défier le hasard au péril de sa vie.
A la manière de César dans toute sa dimension positive, il se dresse, droit, port altier il regarde d'un air suffisant la route comme un conquistador voguant à l'aventure en quête du grand frisson.
Plusieurs voitures passent et repassent devant lui sans le voir, l'ignorant, n’atteignant pas encore sa force de persuasion. Il lutte, il tient bon dans sa mission de phalange élue. 
Soudain, une voiture s'arrête, le pouce accompli se replie à grande vitesse pour se laisser conduire vers son destin, funeste.
Une jeune-fille brune apparue à la vitre de la voiture stoppée sur le bas-côté. Son propriétaire lui ouvrit la portière et la laissa entrer avant de lui demander où il pouvait la conduire. 

- Bonjour, moi c’est Pyg, où j' peux te conduire ?

- Bonjour, Galatée, enchantée.

- Galatée ? Voilà qui n 'est pas commun.

- Oui, on me le dit souvent. Mes parents ont toujours aimé là mythologie grec et romaine, aussi, j'ai hérité d'un prénom à consonance... particulière, dira-t-on ! 

Elle eu un frisson qu'elle réprima, eu un moment d'hésitation puis chassa les doutes qui l’assaillirent en s'installant à la place passager. 

- Pouvez-vous m'emmener jusqu'à Saint-Philippe? lui demanda-t-elle.

- Bien sûr, aucun souci, lui répond-il tout sourire.

En démarrant, il actionna soigneusement son clignotant et démarra prudemment en empruntant la voie de droite. L'atmosphère de la voiture était chargée d'une étrange tension palpable. 
Sans savoir pourquoi la jeune-fille regretta d'avoir ce jour-là, tendu sa main et déployer son pouce.

- Alors, tu n'es pas un peu jeune pour faire du stop ?

- Je ne savais pas qu'il fallait un âge requit pour en faire. Quand bien même, je suis assez « vielle » rassurez-vous. Pour mon plus grand malheur aujourd'hui, et bonheur pour demain, j'ai hérité d'une exceptionnelle faculté physique à tromper sur mon âge. 

- Et peut-on avoir quel âge tu as ? 

- Assez vielle pour faire du stop, mais trop jeune pour vous.

L'homme rit avec une telle force qu'il fit sursauter Galatée et manqua de s'étouffer.
Effarée, elle le dévorait des yeux, ne sachant décidément pas quoi en penser. 
Brun, banal, il ne dégageait rien. Oui, ce qui l'effrayait en lui était son apparente banalité.
Dans ce monde où chaque individu essaie de se démarquer des autres, rivalisant d'imagination pour sortir de cet anonymat devenu un poids social, cet homme était tout ce qu'il y a de normal. 
Physiquement, il ne dégageait rien. 
Aucune fantaisies, jusque dans ses gestes, il était concentré et précis dans sa conduite comme tout juste sorti de l'auto-école. 
Même sa voix était monotone, ordinaire. Juste son rire trahissait un brin d'extravagance cachant, peut-être, une personnalité plus profonde.

- Et que fais-tu dans la vie ? questionna l’homme.

- Je suis lycéenne.

Se sentant dans l'obligation de lui retourner la question afin que le trajet lui semble moins long, elle le questionna à son tour.

- Moi ? Je suis une sorte de prophète.

- Prophète ? 

- Oui.

Elle fut surprise de la réponse. Qui de nos jours utilise encore le mot « prophète » ? 
Sa banalité disparaissait tout d'un coup, la laissant perplexe, tiraillée entre l’inquiétude et la curiosité. 

- C'est-à -dire ?

- Je peux voir l'avenir, mais aussi te débarrasser de toutes tes ondes négatives et malsaines.

- D'accord...

- Tu ne me crois pas ? 

- Et bien, c'est un peu inhabituel. 

Cet homme, décidément, la dérangeait. Un étrange sentiment d'anxiété s'empara d'elle, ce qui chargea l'air d'électricité et rendit le trajet plus étourdissant.
En une minute son monde si confiant et imperturbable bascula dans cette voiture en compagnie de cet homme. Elle attendait la suite avec appréhension, mais résolue à rester le plus calme possible.
C'est lui qui prit l'initiative de parler : 

- Je te sens préoccupée. Ne t'inquiète pas tout va bien se passer.

- Non, tout va bien, répondit-elle. 

- Tu mens.

Désarçonnée, elle se raidit et sentit une sueur froide glisser lentement dans son dos. L’appréhension, l'incertitude et la peur s'emparèrent d'elle. Qui était cet homme et que voulait-il dire ? Son extraordinaire maîtrise de lui-même acheva de la rendre suspicieuse et mal à l'aise. A présent, elle regrettait totalement son manque de jugement.

- Je sens des ondes négatives émaner de toi, dit-il brisant ainsi le silence pesant qui transpirais de la voiture.

- Ah oui ? dit-elle machinalement afin de garder la tête froide.

- Il faut te détendre tu sais, j'ai l'habitude de ces situations, fais-moi confiance.

En ce qui concerne la confiance, il venait en prononçant ces paroles, de l'anéantir tout à fait. Ses paroles venaient de sonner comme le glas de cette journée et Galatée en prenait conscience avec effroi. A présent, elle s'attendait à tout, mais certainement pas à ça..

- Donne moi ta main.

- Pourquoi ? s’inquiéta-t-elle.

- Laisse toi faire, je maîtrise la situation.

- Je vais très bien, ne vous inquiétez-pas, dit-elle la voix chevrotante ce qui la discrédita auprès de l'individu.

- Non, tu ne vas pas bien, je le vois et le sens. Donne-moi ta main maintenant !

Elle la lui tendit avec une lenteur désarmante, d’un tremblement incontrôlé. Elle regarda son pouce et le maudit, l'accusa de tous ses maux et se promis de ne plus utiliser la fonction avec laquelle il l’avait conduite jusqu'ici.

- Voilà ce n'est pas si compliqué. Je sens que tu as des problèmes relationnels avec tes parents, n'est-ce pas ?

- Oui comme la plupart des adolescents.

- Ne t'en fais pas tout va s'arranger.

Justement, se dit-elle, elle n'était pas certaine de cette affirmation. Tout ne faisait que commencer, et avec un réalisme jusque-là insoupçonné elle se mit à prier. Pour la première fois dans sa vie, elle demanda de l'aide. A qui ? Elle même ne le savait pas, mais elle le faisait, ce qui la confrontait à l'extrême urgence de la situation.
L'homme rompit l'opaque mutisme en émettant un bruit surprenant : il respirait anormalement fort, expirait d'une façon abrupte en passant sa main sur celle de Galatée comme pour en extraire une forme d'essence. Devenant rouge puis écarlate, elle lui prêtait une extrême concentration mentale afin de produire ce geste étrange.
Galatée, tendue, raidit tous ses membres jusqu'à produire des crampes. Elle comprenait la situation et essaya de minimiser l'impact en restant maîtresse d'elle même. Un masque invisible se matérialisa sur son visage afin de rien laisser paraître à son ravisseur d'une main. Impassible, elle se demanda combien de temps ce contrôle persisterait, ayant des doutes sur son habileté au mensonge.
Brusquement, l'homme entama une nouvelle conversation comme si la scène récemment jouée n'avait jamais été embarrassante pour la jeune fille.

- Je t'ai débarrassé de ta rancœur envers ta famille, ne te sens-tu pas mieux ?

- Euh... oui.

- Je sais que la méthode peut paraître inattendue mais elle est efficace. Toutefois, j'ai senti un déséquilibre persistant.

- Ah oui ? dit Galatée en gardant la tête froide.

- Oui, as-tu des soucis d'ordre sexuel ?

Galatée fut déconcertée par les propos froid et direct de son interlocuteur. Confronté à la brutalité du discours, son cœur se mit à se rompre dans sa poitrine et comprit que ce trajet risquait certainement, à ce moment précis, de prendre une tournure plus dangereuse. Menaçante. Redoutable. Redoutablement pervers et nocif. Elle essaya de réunir le peu d'assurance qui lui restait en gardant la tête froide.

- Non je n'ai pas de problèmes de ce côté-là, et même si c'était le cas, ce n'est pas à vous que je me confierais. Sans vous manquer de respect, vous êtes un parfait inconnu pour moi, donc je ne ressens pas l'envie de parler de ce sujet avec vous.

Elle prit conscience en terminant sa phrase qu'elle avait peut-être manqué de tact et braqué son interlocuteur. Puis après tout, elle n'avait fait que le remettre normalement à sa place, pensa-t-elle pour se rassurer. Cet individu n'avait-il pas dépassé les bornes au point de ne pas réagir et de rester impassible ? Cette soudaine pensée la renforça dans son assurance et confirma son aplomb quand le conducteur lui répondit :

- Mais je ne suis pas un inconnu. Si nous nous sommes rencontrés aujourd'hui c'est qu'au fond de toi tu avais besoin de moi. Inconsciemment tu m'as appelé à l'aide. Ne le ressens-tu donc pas ?

Non, tout ce qu 'elle ressentais était une urgente envie de sortir de cette voiture et de courir loin de cet homme fou qui l'angoissait. L'homme quand à lui ne laissait transparaître, contrairement à elle, aucun signe d'émotions quelconques. Son visage restait concentré sur la route, perdu sur le bitume qui continuait de défiler malgré les espoirs perdus de Galatée.
Celle-ci, déconcertée ne savait alors quoi lui répondre. Il le fit pour elle.

 - J'aime ce mot, prophète, car il induit un pouvoir caché, insoupçonné. Je comprends que tu doutes de mes paroles . Je sais qu'il est difficile d'être reconnu par ses compatriotes, c'est pour cela que je comprends tes réticences à mon égard. Je te demande simplement de me faire confiance.
Peux-tu faire cela ? Je ressens juste le besoin de t'aider, tu dégages une telle chaleur qu'elle me deviens insupportable.

Galatée devint livide et stoïque, sa respiration saccadée dévoilait sa tension, ses mains moites transpiraient le stress, sa nuque raidit clôturait sa transformation physique, ce que ne manquait pas de remarquer l'homme. 
Sortant de sa torpeur, elle prit le courage de lui demander de la déposer sur la route, requête qu'il n'accepta évidemment pas.

- Nous n'en avons pas fini tous les deux et tu voudrais déjà me quitter ?
J'ai une mission et je me dois de la mener à terme, vois-tu. Ça ne sera pas long, je veux juste te donner quelques conseils, c'est aussi simple que ça.

Perdant patience la lycéenne lui demanda ce qu'il lui voulait tout en lui faisant entendre qu'elle n'avait pas besoin de son aide. 

- Je sens tellement de tension chez toi qu'il me faut te venir en aide afin de mieux te faire prendre conscience de ton corps et de ton pouvoir physique sur l'homme. Si tu parviens à maîtriser ton corps tu arriveras à de grande chose. Il me semble ainsi, qu'il est nécessaire que tu sois complètement détendu sexuellement et en osmose avec ton corps pour atteindre l'extase que ne te procures pas ton petit ami.

Déconcertée et abasourdie par ce qu'elle venait d'entendre, la passagère prit conscience de l'ampleur des circonstances. Ce moment présent lui paraissait irréel, tout droit sorti d'un fait divers dont elle serai la victime, ce qui l'enfermait un peu plus dans une spirale nébuleuse. Son regard obscurci par l'évidence de la scène la plongea dans une impuissance survoltée.

- A présent, dit d'une voix calme et satisfaite le conducteur, je vais te montrer comment te satisfaire.

Tout en maintenant sa main il l'approcha la sienne entre les jambes de Galatée pour y mimer le plaisir proscrit. Galatée retint sa respiration mais pas ses larmes. Sa main chaude n'était que les prémices du volcan qui brûlait à l'intérieur d'elle. Au bord de l'irruption, la rage et la honte ne pouvait s 'exprimer que par les débordements d 'émotions lacrymales qui traduisaient toute la haine dont elle l'accusait.

- Tu vois, c'est comme ça que tu devrais faire, lui dit-il toujours aussi impassible. Il faut, si l'on ne te satisfait pas, t'en charger seule. Il faut explorer, aller à la rencontre afin de mieux se connaître et de jouir au maximum de son potentiel.

Elle sentit sa main se frotter et avec un dégoût indicible ravala sa fierté afin d'en finir au plus vite. Sa main refusant inconsciemment l'acte généré, l'homme serra un peu plus son pouce ce qui affirma le viol. Ce pouce qui l'avait tant aidé puis maudit continuait de l'entraîner dans les méandres de l'apocalyptique voyage au centre de ce cauchemar. Les larmes aux bords des yeux elle regardait les lignes blanches défiler en se demandant si elles les reverraient s'immobiliser.

- Il me faut à présent te purifier.

C'est à ce moment que Galatée comprit qu'il ne la laissera pas partir, que son apparente normalité n'était qu'une façade, un piège comme une plante carnivore et qu'il ne faisait que la manger lentement, mais sûrement. Elle se jura que dorénavant, et si elle parvenait à s'enfuir, elle éviterait les personnes à l'apparence « normal », puisque si nous vivons dans un monde d'extravagances et d'artifices, ces personnes-ci sont d'autant plus suspectes.
Comme à l'acte précédent il émit un râle inquiétant, mais cette fois-ci sur sa cuisse .
Il frotta sa main, distillant une sensation de chaleur que la jeune-fille essayait de refouler tant bien que mal. N'y tenant plus elle lui demanda d'en finir, ce qui le mit dans une colère noire.

- C'est pour toi que je fais ça ! J'aimerais que tu sois un peu plus reconnaissante envers moi ! Sais-tu combien je fais facturer mes prestations à mes clients pour ce genre de pratiques ? Cinquante euros, alors que pour toi c'est gratuit !

Ses yeux la fixait d'un regard noir. Fous, ils exprimaient de la rage surmontés une pointe d'indignation à son égard, comme si cette faveur qu'il lui avait accordé venait d'être bafoué. Meurtri dans son âme de prophète il serra son volant avec une telle hargne que ses phalanges en devinrent violacées.
Galatée, perdue dans ces excès d'humeur n'osait piper mots et de surcroît, reprendre sa main toujours dans celle de son prophète attitré.
Ne sachant plus quelles étaient les réactions appropriées afin de satisfaire son ravisseur, elle se résigna à subir ce rapt mobile par le silence. Que faire, comment lutter ?
Silencieuse elle essayait de réfléchir, de réunir ses idées pour en tirer le meilleur parti.

De son côté, l'homme s'était calmé et avait repris une apparence sereine.
Le parallèle entre ces deux individus étaient flagrant. De son côté, la jeune-file bouillonnait mais se contrôlait pour ne pas déborder dans un excès de colère qui pouvait mettre son ravisseur aux abois, et de l'autre, celui-ci restait impassible, le visage fermé à toute sensibilité extérieure. Il semblait apaisé, tranquille, aucune marque émotionnelle ne venait contrarier son visage qui prenait l'apparence d'une statue de pierre.
Puis, cassant ce silence devenu pesant de reproches, il lui dit calmement, d'un ton presque paternel :

- Alors, vas-tu m'obéir maintenant ? Je ne veux que ton bonheur, seulement ton bonheur. Il n'y a que moi qui puisse t'aider, tu comprends ? J'aimerais de ta part un peu plus de gratitude. C'est une faveur que je te fais ici, alors sois plus sage s'il te plaît.

Sa main toujours prisonnière, Galatée réprimait l'irrésistible envie de le gifler et de le griffer.
Le conducteur caressait sa main avec tendresse en commençant par le petit doigt, puis l'auriculaire et ainsi de suite pour terminer par le pouce qui lui paraissait d'une extraordinaire douceur. Il prit plaisir à le toucher et à en dessiner les contours avec son doigt. Mal à l'aise, Galatée se dandina sur son siège avec l'espoir que cet insupportable élan de tendresse perverse cesse envers son pouce qui l'avait déjà mené à sa perte. Puis, prise d’un violent mal de ventre, elle eu une terrible envie de se rendre aux toilettes, ce qui acheva de la rendre encore plus nerveuse. L'otage de pouce le remarqua et lui dit tout naturellement :

- Que t'arrive-t-il ?  ?

- J'ai très envie d'aller aux toilettes, lui dit-elle à demi-mots craignant une nouvelle fois un emportement intempestif de sa part.

Elle ne savait pas à quoi s'attendre, mais certainement pas à cela.

- Mais bien sûr. On va s'arrêter dans une station et tu pourras te soulager. C'est une très bonne idée, on en profitera pour s'acheter des boissons fraîches, j'ai terriblement soif, pas toi ?

Déstabilisée, elle fut surprise de cette faveur qu'il lui accordait. Cette soudaine autorisation renforça la suspicion jusqu'à l'absurde. Elle fut prise d'un fou rire nerveux qu'elle ne put contenir. Son rire explosa, inonda la voiture dans un mélange de soulagement et d’angoisse. Tout ce stress jusqu'ici contrôlé, suintait par tout les pores de sa peau et le fou rire en exprimait la consistance. Elle pleurait. De joie, de peur, de soulagement, d’inquiétude. Mais elle s'exprimait contrairement à cet homme qui ne la regardait toujours pas.
Seule une patte d'oie d'un supposé sourire, éclairait le coin de son œil droit. Et avec toute la sincérité dont elle avait manqué jusqu'à présent elle lui répondit:

- Avec joie, j'ai très soif moi aussi !

La route défilait sous leurs yeux et proche de la délivrance, Galatée se permit de respirer de nouveau et se surpris à rêver de sa prochaine liberté. C'était sans compter sur son ravisseur de phalanges.
Une station se dessinait au loin et c'est avec le bruit, jusque là non porteur de sens pour elle, que le conducteur actionna son clignant afin de prendre la sortie menant à l'espoir inconnu d'une échappatoire.
Il se rangea sur le côté, éteignit le clignotant et coupa enfin le moteur. Et avec nonchalance, il enleva sa ceinture et se tourna vers Galatée. C'est ainsi qu'elle prit conscience qu'elle le regardait réellement dans les yeux pour la première fois. Son regard était vide, froid ce qu'elle ne manqua pas de remarquer. Si l'avait-elle mieux observer plus tôt, sa situation ne serait pas aussi critique.
Mais l'avait-elle une fois regarder avant de rentrer dans sa voiture ? Peut-être pas. Voilà le malaise de tout une société, le regard que l'on porte sur l'autre n'en est pas un, il reste superficiel, dénué de sens et elle en faisait aujourd'hui les frais. C'est ainsi qu'elle comprit que tout espoir était vain, son regard mettait fin à l'étincelle à laquelle elle se raccrochait.

- Donne-moi ton sac s'il te plaît, lui dit-il dans un murmure.

Elle le lui tendit avec réticence. Ne sachant à quoi s'attendre elle retint sa respiration comme si le temps s'était suspendu jusqu'au verdict rendu.
Leur regards se confrontaient en un combat virtuel, les armes choisies : la maîtrise, la manipulation et la persévérance. Ce combat risquait de durer, mais aussi d'en mener un des deux à sa perte, à savoir lequel. Le duel prenait des airs de western, tendit que leur regard essayait de percer l'autre, leurs mains tremblaient, pour l'un d'excitation, pour l'autre d'hésitation.

- Voilà comment nous allons procéder, lui dit-il comme une négociation sur le point d'aboutir. Je vais t'accompagner jusqu'aux toilettes et pendant ce temps j'achèterais quelques boissons. Que veux-tu boire ? Une bière ?

- Je préférerais quelque chose de non alcoolisé, merci.

- Comme tu voudras.

L'affrontement mené à sa fin, il sorti de la voiture, en fit le tour pour enfin ouvrir la portière passager délivrant son otage au passage.
La jeune-fille en sortie lentement, dans la crainte qu'un autre événement puisse l'atteindre. Le soleil l'aveugla, pieds posés sur le sol bitumé, l'équilibre retrouvé de la terre ferme lui fit tourner la tête à l'instar de l'arrêt brutal d'un manège. Vitesse au point mort.
Comme une automate, elle suivit son kidnappeur à l'intérieur de la station. Cette étonnante tranquillité lui sauta au visage, ici toute la banalité d'une journée ordinaire paraissait nauséabonde et cruelle à ses yeux. Elle ne put s'empêcher de penser qu'en un claquement de doigts le monde pouvait basculer dans sa plus atroce perversité. Comment ses gens ne pouvaient s'apercevoir de rien ? Aveugles, elle les haïssaient et les jalousaient de leur liberté non consommée.

Elle se dirigea vers les toilettes toujours sous la surveillance du prophète qui lui soutenait le regard avec férocité.
Entrée, elle verrouilla la porte, actionna le robinet et s’aspergea abondamment le visage d'eau claire chassant la brume étouffante qui oppressait son cerveau. Elle se regarda dans le miroir et ce qu'elle y découvrit la laissa de marbre. Elle ne reconnaissait plus ce visage, il n'était pas le sien. Qui était-ce ?
Elle était livide, les yeux rouges de larmes avaient creusés sur son visage des sillons noircis de mascaras. Et en voyant ce visage inconnu, elle ne put retenir la fureur qui alimentait ses yeux et se laissant aller à ses émotions, pleura simplement de rage.
Prise de nausée, elle eu juste le temps de se retourner afin de vomir toute l'aversion qu'elle portait encore en elle.

En sortant de la station service accompagné de son hôte, elle fut contrainte de remonter dans sa prison de métal. Que pouvait-elle faire d'autre ? Son ravisseur avait son sac qui contenait toutes les données nécessaires afin de retrouver sa trace. Mais un lien invisible et inexplicable les reliaient.
Malgré son effroi elle se sentait étrangement possédé par cet homme. Son envie de s'échapper était plus forte que tout mais l'action en devenait impossible. Étais-ce cela ce que l'on appelait état de choc ? L'homme referma soigneusement sa portière puis mit le contact et reprit la route.

- Tiens, lui dit-il en lui tendant une boisson gazeuse.

- Merci, lui répondit-elle en l'attrapant.

Elle mit sa boisson fraîche contre son front et en apprécia sa froideur exaltante. La tête dans un nuage de coton elle avait perdue l'usage de la parole et se laissait aller à regarder passer le paysage comme résolue à son sort. Mais le combat ne fut pas encore terminé.
L'homme lui dit soudain :

- Quel chemin veut-tu prendre ?

- Quoi ? lui répondit-elle surprise.

- Par quel chemin veux-tu que je te ramène ?

Abasourdie par une telle question, elle se demanda si elle rêvait. Lui avait-il réellement posé cette question ? N'y comprenant plus rien elle se hasarda à lui répondre :

- Par le plus court.

Et par miracle il lui répondit :

- D'accord.

Sortant peu à peu de sa torpeur, Galatée semblait s'animer d'excitation. Son regard étincelait d'une étrange brillance qui révélait l'éclat de son iris.
L'homme toujours détendu menait son bonhomme de chemin en prenant la prochaine sortie. Inhabituel, il se mit à siffloter avec entrain. C'est ainsi que Galatée se douta qu'un événement inattendu allé faire son apparition. Le compte à rebours était lancé.
Elle tenta le tout pour le tout et essaya de faire diversion en engageant la conversation.

- Au fait, vous ne m'avez pas dit où vous travaillez.

- Sur les routes, au grès du vent.

- Et vous avez beaucoup de clients ?

- Assez pour vivre et mener à bien mon projet.

- Ah...et quel est votre projet ? lui demanda-t-elle à cours d'arguments.

- Je peux te le montrer si tu veux, il est fantastique.

- Peut-être une autre fois, on est bientôt arrivé.

- Mais il n'est pas loin, ça ne prendra qu'une minute.

Elle fut prise à son propre piège, l’amertume au bord des lèvres.

Prise de panique, elle chercha une issue à l'engrenage dans lequel elle était prisonnière. La route coupant à travers champ, le conducteur sentit la panique dans le comportement de Galatée et accéléra. La jeune-fille s'accrocha à la portière, plantant ses ongles tout en y laissant les marques visibles et invisibles de lutte. Perdant le contrôle, elle hurla, frappa sur la vitre, et dans un désespoir non dissimulé, essaya d'ouvrir la portière afin de sauter.
Plus rapide, l'homme actionna la fermeture automatique des portes tout en lui ordonnant de se calmer. Doucement, puis avec virulence, il lui hurla de la fermer. Prise d'hystérie, Galatée frappa le tableaux de bords, puis avec hargne, son ravisseur. Celui-ci se débattant tant bien que mal, lui asséna une gifle afin de rester maître du véhicule, ce qui eu pour conséquence de lui fendre la lèvre. Assommée, Galatée porta sa main à son visage afin d'en amenuiser la douleur. Choquée par ce retournement de situation, elle fixait l'homme qui la fixait en retour.

- Ce n'est pas très gentil de faire ça. Après tout ce que j'ai fait pour toi !

Prise d'un excès de franchise, jouant le tout pour le tout elle lui répondit ;

- Mais vous n'avez rien fait pour moi au contraire ! Que me voulez-vous ? Tout ce que je voulais c'était qu'on me conduise à un endroit donné, c'est pas beaucoup demandé non ?

- Mais si, le prix à payer est très cher.

- Mais qui êtes-vous ? Vous êtes fou !!! Fou, fou, fou !!!!!!!!!!!!!!!! Laissez-moi tranquille !

Tournant précipitamment dans un sentier, il accéléra de plus belle pour piler dans un champ.
Il était devenu rouge, ses yeux exorbités, la regardait avec menace. Elle fut tétanisé et actionna la poignée en vain.

- Qui je suis ? Je suis Pygmalion ! J'ai été choisi pour accomplir une mission ! Mais que sais-tu toi ? Rien, Tu ne sais rien ! Descends maintenant !

Il sortit du véhicule, fit le tour et ouvrit la porte à Galatée. Sa main toujours portée à son visage, elle fut prise de court quand celui-ci la traîna dehors avec brutalité, la traînant dans la poussière par la manche de son blouson. Essayant de se raccrocher à n'importe quoi, elle hurlait. Ses sanglots, mêlés à la poussière lui brûlait les yeux tandis qu'elle entendait toujours son ravisseur hurler :

- Pygmalion, je suis Pygmalion !!!! 

Puis, la jetant sur le sol comme une ordure, il tourna autour d'elle tel un matador jouant avec sa proie.
Après un moment, elle put relever la tête et le regarder. Défi qu’elle saisissait pleinement, le visage couvert de poussière où ses tempes battaient au rythme de son cœur, ruisselant de transpiration.
Leur échange visuel semblait durer des heures.
C'est alors que Pygmalion déchira cet insupportable duel en prenant la parole :

- Que croyais-tu ? Que tu pouvais faire de l'auto-stop sans prendre de risque ?
Je suis ton jugement dernier. J'ai pour mission de créer une femme, une femme à mon image, avec laquelle je pourrais partager ma vie. Et j'ai justement besoin de toi.

Galatée n'en revenait pas. Avait-elle bien entendue ? Cet homme était complètement dingue, elle ne comprenait pas un fichtre mot de ce discours. Qu'allais-t-il lui faire ?
Elle lui répondit :

- Je ne comprends rien ! Mais que me voulais-vous, pourquoi moi ?

- Je vais te collectionner, faire de toi un élément de mon musée vivant.
Te crois-tu indispensable ? Cela aurait pu être n'importe quelle autre gamine faisant du stop ! Ton pêché, ta faute, va grâce à moi être expié ! Lui dit-il avec un regard de possédé. Tu vas clôturer mon œuvre et pouvoir ainsi donner une âme à ma créature.

La jeune-fille de plus en plus perdue se sentait défaillir. Elle pleurait désormais à gros bouillon, dans un râle animale elle expulsa toute la vie qui jusqu'ici la portait. Elle aurait voulu comprendre les hommes, le monde à cet instant. Que pouvait-on lui reprocher ? Faire de l'auto-stop ? Oui, ce moyen de transport était dangereux, mais cela justifiait-il tant de souffrances ? Elle voulu comprendre, savoir avant la fin. C'est donc avec une dernière volonté d'agir qu'elle se releva, fixa Pygmalion et lui dit :

- Vous êtes malade ! Votre discours est complètement incohérent, je ne vois pas en quoi je peux vous aider dans votre quête ! lui criait-elle au visage.
Faire du stop mérite-il tant de violences ? Vous pouvez encore me laisser partir, pitié, j'ai fait tout ce que vous m'avez demandé. Je vous promets que plus jamais je ne ferais de stop ! Plus jamais !

- Mais bien sûr que tu n'en feras plus jamais, j'y veille ! lui cracha-t-il avec violence.
Je ne te laisserais pas partir, j'ai besoin de ton corps afin de mener à bien mon projet.
Je suis Pygmalion et j'ai été choisi pour créer une femme que je nommerai Galatée !
Ironique non ? Tu es la dernière pièce dont j'avais besoin, tu faisais de l'auto-stop et tu te nommes ainsi, si ce n'est pas un signe ça !

Galatée se sentait prise au piège, l'homme ne lâchait rien. Elle regardait autour d'elle si une éventuelle sortie était possible, mais seule l'entrée d'où ils venaient était accessible et malheureusement Pygmalion en barrait le passage. C'est à ce moment que celui-ci se dirigea vers le coffre de la voiture, l'ouvrit et sorti de son contenu un couteau de boucher.
Prise de terreur, Galatée tournait sur elle-même afin de visualiser une échappatoire. Affolée, elle avait du mal à respirer, la terre battue créant un nuage de fumée opaque encrassant ses poumons, rendant son angoisse plus palpable. Pygmalion se dirigeait vers elle et lui dit :

- Je n'ai besoin que d'un seul élément : ton pouce.

- QUOI ?

- J'ai besoin de ton pouce, il représente ta perte, ton vice. Ainsi mon œuvre sera terminée.
Je t'ai purifié et à présent ton corps peut être pillé.

- Vous voulez me couper le pouce ? Mais vous êtes malade ! NON, ne me touchez pas !

-Tu n'as pas le choix. Alors fais preuve de sagesse et ne résistes pas. Ceci est ta rédemption, un acte généreux de ta part fera de toi un être accueilli sous les meilleurs hospices quand tu arriveras à la porte des Dieux.

- Mais de quoi parlez-vous ? Vous devez vous faire aider, il est encore temps !

- De quoi je parle ? Petite ignorante ! Vénus transformera ma statue de chaires en un être animé de vie, mais pour ceci il me faut ton pouce afin de parfaire cette transformation. Alors ne fais pas l'enfant, offre toi généreusement tu es la dernière des élues.

Galatée resta immobile, les yeux écarquillées de stupéfaction. Elle était la dernière, cela voulait donc dire qu'il y en avait d'autres avant elle ! Son cerveau cessa de fonctionner pendant quelques secondes afin d'enregistrer cette nouvelle donnée. Mais... comment... pourquoi... NON !!!
Elle fut prise d'une montée d'adrénaline qui lui ordonna de sauver sa vie quoi qu'il lui en coûte. C'est ainsi qu'elle se jeta sur lui.

- NON !!!! hurla-t-elle en sautant sur lui avec une force jusque là insoupçonnée.

Le meurtrier, surpris mais habile, lutta contre elle en maîtrisant tout d'abord ses bras, puis ses jambes. Luttant pour sa survie, la jeune proie se débattait comme une lionne. Sa force décuplée se déchaînait contre son ravisseur avec poigne. Combative, ses hurlements mêles à ses larmes lui donnaient un allure de folle. Cette même folie s’emparait d'elle, la possédait, envahissait son corps.
La folie, il ne lui restait plus que ça.
Pygmalion, entraîné grâce à ses précédentes victimes, la neutralisa rapidement et la poussa sur le capot de la voiture. Le souffle coupée, elle cessa de remuer pendant que notre homme immobilisait son corps en opposant le sien de tous son poids.
Leur visages étaient à présent à quelques centimètres l'un de l'autre. Galatée pouvait sentir son haleine remplit de bière et de rage. Un sourire se dessinait sur ses lèvres, et ses mains se faisaient plus pressantes sur ses poignées. Elle regarda le ciel et le pria d'intervenir. Elle pensait à sa famille, ses amis.... mais ne pensait plus à l'avenir. Pour elle il était incertain.
Elle sentit l'homme se pencher, ramasser un objet : le couteau.
Elle réalisa qu'il était trop tard, ravala ses larmes encore chaudes et respira une dernière fois.

- Es-tu prête, lui demanda-t-il ?

- Peut-on être jamais prête pour ça ? Réussit-elle à lui dire dans un dernier souffle.

- Tu peux être fière de participer à un tel processus, dit-il en lui caressant délicatement son visage.

Il saisit la main de Galatée afin de procéder à la découpe, la plaqua sur la voiture et approcha le couteau. D'un regard horrifiée, Galatée comprit l'enjeu qui se jouait ici. Ne pouvant assister passivement à ce massacre elle se débattait en vain, l'homme la maintenait avec vigueur.
Elle éclatait en sanglots malgré un quota de larmes bien entamés. Avec acharnement, elle essayait de se sortir de cette situation impossible.
Mais l'aboutissement était inévitable. L'homme leva machinalement son couteau pour le rabattre d'un coup, d'un seul, sur le pouce préalablement isolé de la main.
Une douleur jusqu'ici insoupçonnée sortit Galatée de son état de léthargie. Dans un mouvement involontaire, son corps se souleva de douleur et ses yeux, révulsés, ne pouvaient contenir la souffrance dont elle venait d'être l'objet.
Aucun son, aucun bruit ne venait contredire le supplice. Seul le bruit du couteau en mouvement se répercutait dans ses oreilles. Mêmes ses cris ne venaient perturber le son magnifié par le geste qui
l'accompagnait.
Soudain, le retour à la réalité de l'horreur qui venait de se produire se fit brutal.

- Merci, lui dit avec reconnaissance Pygmalion.

- Me... mer... merci ? MERCI ?

Ne s'y attendant pas, Pygmalion fut expulsé par sa victime et jeté à terre. Toujours le pouce à la main et surpris, il ne vit pas la jeune-fille se jeter sur lui.
Avec véhémence, elle lui griffait le visage, hurlait à la mort, possédée de manière violente et barbare, elle le battait avec brutalité.
Tentant de se débattre l'homme barrait son visage de ses bras lui permettant, le temps de quelques secondes, de reprendre le contrôle de la situation.
Usant de sa force, il repoussa sa victime d'un coup de pied porté à l'estomac.
Perdant l'équilibre, celle-ci vacilla et s'écroula. Profitant de cet avantage, il se rua sur elle et glissa ses mains sales autour de son cou frêle.
Les yeux révulsés elle le regardait l'étouffer, horrifiée que ce visage soit le dernier. Portant sa main valide à son cou, elle sentait la force émaner des doigts de son agresseur, et se sentant perdre pied, se démenait comme un diable. Dans un dernier élan de vie elle essaya de se raccrocher à la terre, et sentant un objet lui passer sous les doigts le pris et porta un coup à la tête de son agresseur. Celui-ci s'immobilisa instantanément et dans un dernier échange visuel s'écroula à côté de sa victime.
Tétanisée, Galatée se releva lentement et regarda l'homme étendu.
La main portée à sa tête ensanglantée celui-ci gémissait de douleur. Alors, reprenant ses esprits, la lycéenne se leva péniblement, et chancelante, pris la fuite.

« Cours, cours, cours ! » se disait-elle haletante.

Elle réussit à rejoindre la route et comme pour se sentir vivante, elle pleurait abondamment, heureuse d'avoir échappée à son meurtrier. Déboussolée, perdant tous repères, elle courait au milieu de la route, la sueur collant ses cheveux bruns sur son visage, la poussière et le sang lui obscurcissant la vue.
Elle réalisa alors qu'une douleur lancinante lui assénait la main. Elle la vit ensanglantée. Son pouce lui manquait. C'est ainsi qu'elle saisit ce qui venait de se produire, à savoir l'assassinat de sa phalange.
Sale journée pour un pouce.

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